Le film La Tortue rouge, paru en salle en 2016 et récompensé au Festival de Cannes par le prix « Un Certain regard » aura su faire parler de lui malgré le mutisme de ses personnages. En effet, il faut avoir un certain regard sur ce mutisme, seulement troublé par les bruits  d’une nature sauvage et poétique, Eden féroce et d’abord étranger puis ensuite familier, en symbiose avec ses habitants. Et une certaine oreille pour relever que, si le silence est bien présent, c’est aussi pour mieux souligner la richesse des sons dans ce cadre sauvage: pluie tropicale, sifflements du vent,  marsouins, bruissements de feuilles, mouettes.  Ainsi, les sons humains sont vus comme des aberrations, des trompe l’oeil: la mélodie d’un quatuor de violoncellistes rêvé sur la plage est un symptôme de folie, d’hallucination visuelle et auditive. Ce silence que partagerons les trois personnages donne une impression d’universalité, comme s’il était la seule langue que pouvaient parler tous les hommes.

Universel, ce film l’est d’abord par sa propre histoire, car son équipe de réalisation rassemble les cultures: son réalisateur et scénariste, Michael Dudok de Wit,  est un néerlandais; tandis que ses trois sociétés de production sont françaises (Why Not Productions et Wild Bunch) et japonaises (les fameux studio Ghibli).

Le scénario repose sur les bases toutes simples de la structure des contes, avec ses péripéties et ses adjuvants. C’est l’histoire de la vie et de la mort d’un homme, seul rescapé d’un naufrage, qui échoue sur une île déserte peuplée par des crabes minuscules et couverte d’un végétation luxuriante; puis de sa rencontre avec une créature exceptionnelle. Le film commence in medias res avec un plan sur ce personnage se débattant contre les vagues grisâtres qui tentent de l’engloutir. Du début à la fin, son sort sera lié à la mer, qui l’a mené à cette île perdue.

L’eau constitue en effet un élément paradoxal dans le récit: car si la mer emprisonne bien d’abord le personnage sur son île déserte et constitue une barrière naturelle imprévisible (un tsunami transformant l’île en désert et infranchissable (cette dernière s’étendant à perte de vue et se mêlant parfois avec le ciel), peuplée de créatures inquiétantes (l’otarie gémissante, la lourde tortue); l’eau  permet aussi une liberté fondamentale, presque aérienne au nageur qui parvient à l’apprivoiser, autorisant au plus habile d’entre eux de se glisser hors d’une crevasse ou d’atteindre des espaces surélevés, surplombant la côte.

C’est cette étendue gigantesque d’eau qui génère le silence. Silence précédant la tempête ou accompagnant les personnages dans la mort, il sert néanmoins à la communication entre les personnages humains et animaux, qui ne parlent décidemment pas le même langage, et leur sert même à franchir les barrières de la corporalité pour s’incarner en un autre être. L’eau devient alors, avec le silence, le seul vecteur par lequel la communication devient possible.

Cette nature fantastique, peuplée d’homme-tortues,  sert de cadre à un conte contemplatif et esthétique qui propose en filigrane une profonde réflexion sur l’homme et son rapport à l’étranger. Cette nature vivante semble animée d’une force issue du survivant lui même, qui le dépasse. Comme lui, elle est prédatrice et violente: le crabe mange le poisson  mort, les mouches se nourrissent de la chair du phoque, les araignées des mouches.  Mais elle n’est pas injuste, bonne ou mauvaise: par vengeance, l’homme tue la tortue, la place sur le dos; mais il ressent du remord et tente de la rendre à la vie. Cette nature reflète les émotions de l’homme: les tons du ciel deviennent pourpres lorsqu’il commet un meurtre, gris-perlés lorsqu’il se sent seul, sépia aux derniers instants de sa vie.

Le silence promettait la solitude, mais il permet au contraire de lier, dans la contemplation, des êtres différents, mais capables de s’adapter à leur environnement. Dans ce conte, l’homme et la tortue sont similaires et complémentaires en ce qu’ils peuvent tous deux nager et se déplacer sur la terre ferme. Ils s’approprient chacun les qualités de l’autre: la tortue rouge se transformant en jeune femme capable de marcher, ou, sur une fin ouverte, son enfant capable de nager sur de très longues distances.

L’esthétique du film invite au rêve, à la contemplation et au silence, et donc à la lecture. Les paysages semblent faits de papier crépu et l’œil peut sentir leur rugosité, tandis que les personnages paraissent s’être extraits d’un album pour enfants ou d’une bande dessinée. Si le silence peut rendre fou, il nous fait aussi rencontrer les amoureux du désert, comme Fort Saganne ou le Petit Prince.

« No man is an island, Entire of itself » John Donne

par Diane